Doctrine avale Predictice : la legaltech française se restructure à l’ère de l’IA générative

Avec l’acquisition de Predictice, Doctrine marque un tournant stratégique pour s’imposer comme leader européen de l’IA juridique. Ce rachat symbolise aussi un mouvement plus large de concentration du secteur, porté par la montée en puissance des technologies d’intelligence artificielle générative. Voici quelques éléments pour mieux comprendre cette annonce.

Fondée en 2016 par Louis Larret-Chahine et Alexandre Humbert, Predictice s’est rapidement positionnée comme l’un des pionniers de la legaltech française. Sa promesse ? Aider les professionnels du droit — avocats, juristes d’entreprise, magistrats — à anticiper les décisions judiciaires à partir de données issues des bases jurisprudentielles françaises.

Très orientée “justice prédictive”, la plateforme permettait notamment de visualiser les taux de réussite d’une action selon la juridiction, le type de contentieux, ou même la personnalité juridique des parties. Predictice a été adoptée par de nombreuses cours d’appel et cabinets d’avocats, séduits par son approche quantitative du risque judiciaire.

La startup a levé plusieurs millions d’euros entre 2018 et 2022 et était considérée comme l’une des plus prometteuses du secteur. Mais à mesure que le marché s’est sophistiqué et que l’intelligence artificielle a pris le dessus, la différenciation s’est faite plus difficile.

Doctrine : la croissance par la donnée

Doctrine est née en 2016 également et fondée par Nicolas Bustamante. Le cœur du projet : indexer et rendre intelligibles toutes les décisions de justice, textes de loi, et documents juridiques, dans une interface aussi fluide que Google, mais conçue pour les juristes.

Avec un positionnement plus large que Predictice — recherche juridique, veille, gestion de dossiers, annotation collaborative — Doctrine s’est imposée comme un outil transversal, adopté par des milliers de professionnels du droit. Elle a également gagné en notoriété via ses combats médiatiques contre les autorités judiciaires françaises, notamment lors de la bataille autour de l’accès aux décisions de justice non anonymisées.

En parallèle, Doctrine a accéléré son internationalisation, avec des implantations en Italie, au Luxembourg, et en Allemagne. En 2025, la société emploie environ 170 collaborateurs et compte plus de 25 000 utilisateurs.

Un moteur de recherche juridique, c’est quoi exactement

Souvent décrits comme le “Google du droit”, les moteurs de recherche juridiques sont en réalité bien plus complexes que leurs équivalents grand public. Leur mission est de fournir une information juridique fiable, structurée, contextualisée et actualisée, en quelques clics.

Cela suppose :

  • D’indexer des millions de documents juridiques : arrêts de jurisprudence, décisions de tribunaux, lois, règlements, circulaires, commentaires doctrinaux…
  • D’assurer une mise à jour constante et une hiérarchisation pertinente de l’information (niveau juridictionnel, opposabilité, importance du précédent, etc.)
  • De proposer une interface de recherche sémantique, capable de comprendre les requêtes des utilisateurs dans leur langage naturel, de filtrer par juridiction, date, sujet…
  • De permettre l’analyse croisée des données juridiques pour nourrir la stratégie contentieuse ou la veille réglementaire.

Depuis 2023-2024, les modèles d’IA générative comme GPT, Claude ou Mistral ont ajouté une nouvelle couche de sophistication : résumés automatiques de décisions, rédaction assistée d’arguments juridiques, chatbots spécialisés… Ce que propose aujourd’hui Doctrine est donc bien plus qu’un moteur de recherche : c’est un assistant juridique augmenté par l’intelligence artificielle.

Une consolidation logique, à l’heure de l’IA générative

L’acquisition de Predictice par Doctrine n’est pas un simple rachat opportuniste : c’est un symptôme structurel du virage pris par la legaltech européenne depuis 2023. Trois grandes tendances l’expliquent :

1. Les coûts d’infrastructure explosent

Indexer des millions de documents, entraîner des modèles d’IA sur des bases juridiques, maintenir une base de données conforme aux exigences RGPD… tout cela coûte très cher. Seules les entreprises ayant atteint une taille critique peuvent supporter ces coûts tout en innovant rapidement.

2. L’IA générative change les règles du jeu

Jusqu’en 2022, le cœur de la valeur des legaltechs reposait sur le traitement algorithmique, la data-visualisation, ou la recherche optimisée. Depuis l’irruption des grands modèles de langage (LLM), la demande s’est déplacée vers l’interaction naturelle, le raisonnement assisté, voire la rédaction automatique de documents juridiques.

Dans ce contexte, mieux vaut être un acteur intégré, capable de mobiliser des expertises transversales (ingénieurs IA, juristes, linguistes, designers, UX…).

3. Les utilisateurs veulent un guichet unique

Cabinets d’avocats, juristes d’entreprises, services publics : tous souhaitent centraliser leurs outils, réduire le nombre d’abonnements, et automatiser le plus possible leurs tâches. La logique “tout-en-un” (veille, recherche, IA générative, gestion documentaire) prend le pas sur les micro-outils spécialisés.

Vers un leader européen… ou un monopole français ?

Avec cette opération, Doctrine absorbe son principal concurrent sur le marché français. L’entreprise annonce vouloir construire la plateforme d’IA juridique de référence en Europe. En ligne de mire : les marchés allemand, espagnol, italien, voire belge et néerlandais.

Mais cette concentration soulève aussi des questions :

  • Quid de la diversité de l’offre pour les petits cabinets ou les avocats indépendants ?
  • Doctrine pourra-t-elle résister à la pression des GAFAM, qui avancent leurs pions dans le domaine juridique via Microsoft Copilot ou Google AI ?
  • Le modèle économique suivra-t-il une logique d’abonnement modulaire… ou de verticalisation complète ?

Un symbole de maturité pour la legaltech française

Le rapprochement Doctrine-Predictice marque donc un changement de phase. Après les années d’expérimentation et de différenciation, les acteurs de la legaltech entrent dans une logique de consolidation, d’intégration et de montée en puissance technologique.

Si Doctrine parvient à tenir sa promesse — offrir une IA juridique fiable, éthique, européenne et accessible — cette fusion pourrait bien devenir un modèle à suivre pour les legaltechs du Vieux Continent. À l’heure où les réglementations se durcissent (AI Act, RGPD), et où la demande d’automatisation explose, les outils juridiques intelligents ne sont plus un luxe : ils deviennent un incontournable.