Alors que l’Europe ambitionne de devenir une puissance numérique autonome, les chiffres du commerce extérieur racontent une réalité plus brutale : l’Union européenne (UE) enregistre un déficit massif vis-à-vis des États-Unis dans les services numériques. Ce déséquilibre, en forte croissance, révèle une dépendance technologique lourde à l’égard des géants américains. Dans un contexte mondial où la rivalité économique s’intensifie depuis la deuxième ère Trump, cette vulnérabilité européenne devient de plus en plus problématique. Au-delà du commerce, c’est la souveraineté numérique de l’UE qui est en jeu.
Un déficit structurel, symptôme d’une dépendance numérique croissante
Selon les dernières données Eurostat, le déficit de l’UE vis-à-vis des États-Unis dans les services numériques a dépassé 50 milliards d’euros en 2023, un chiffre en hausse continue depuis 2015. Dans des secteurs clés — cloud computing, logiciels et publicité numérique — les entreprises américaines dominent largement.
- Cloud : Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud détiennent à eux seuls près de 70 % du marché européen.
- Logiciels et licences : les éditeurs américains facturent chaque année des milliards aux entreprises européennes.
- Publicité numérique : Meta et Google siphonnent la majeure partie des recettes publicitaires sur internet.
À cette domination technologique s’ajoute un effet structurel : l’Europe manque de champions numériques globaux. Faute d’alternatives crédibles, les entreprises européennes privilégient les solutions américaines — plus avancées technologiquement et mieux financées.
Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’elle s’inscrit dans un contexte de guerre commerciale larvée. Depuis la 1ère élection de Donald Trump en 2016, les États-Unis ont adopté une posture économique plus protectionniste malgré l’ère Biden : tarifs douaniers, restrictions sur certaines importations, et relocalisation d’activités stratégiques.
Si actuellement la guerre commerciale avec la Chine a été la plus médiatisée, l’Europe n’a pas été épargnée. Washington n’hésite plus à défendre ses intérêts technologiques de manière offensive, y compris vis-à-vis de ses alliés traditionnels.
Dans ce climat tendu, la dépendance numérique de l’UE vis-à-vis des États-Unis devient un risque politique supplémentaire. Une rupture d’accès aux services stratégiques — cloud, logiciels, intelligence artificielle — ne peut plus être écartée dans un monde fragmenté.
Une souveraineté numérique encore théorique : l’UE tente de réagir
Face à ce constat alarmant, l’UE multiplie les initiatives pour regagner du terrain. Programmes d’investissement, nouvelles législations, projets communs… Mais les résultats restent pour l’instant limités.
Parmi les principales initiatives :
- GAIA-X : qui ambitionne de bâtir une infrastructure cloud européenne respectueuse des standards européens, bien que son déploiement reste lent et complexe.
- Le Chips Act européen : pour booster la production locale de semi-conducteurs. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne publié fin avril 2025 souligne que l’objectif de produire 20 % des semi-conducteurs mondiaux d’ici 2030 est peu réaliste, en raison d’investissements insuffisants et d’une coordination défaillante entre les États membres.
- Le Digital Markets Act (DMA) : pour mieux encadrer les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique. En avril 2025, la Commission européenne a infligé des amendes de 500 millions d’euros à Apple et 200 millions d’euros à Meta pour non-conformité au DMA.
Pour autant, l’écart d’investissement reste abyssal : en 2022, les startups tech européennes ont levé moins de 60 milliards d’euros, contre près de 300 milliards de dollars aux États-Unis.
Cette disproportion handicape la montée en puissance de nouveaux acteurs européens capables de rivaliser avec les Big Tech américaines.
Pire : la stratégie protectionniste américaine, renforcée par la loi Inflation Reduction Act de 2022, menace d’attirer vers les États-Unis les talents, les capitaux et les industries de demain, y compris dans le numérique.
L’Europe est donc placée face à un dilemme :
- soit elle accélère massivement ses investissements et sa consolidation industrielle,
- soit elle risque de se retrouver simple consommatrice des technologies conçues et contrôlées ailleurs.
Les velléités de souveraineté numérique pourraient alors rester à l’état de slogans.
Le déficit commercial numérique de l’UE vis-à-vis des États-Unis est devenu un révélateur implacable de sa dépendance technologique. Dans un monde marqué par la montée des tensions commerciales depuis plusieurs semaines, cette dépendance est non seulement économique, mais aussi stratégique.
Il devient indispensable pour les entreprises européennes de diversifier leurs fournisseurs, de soutenir l’innovation locale, et d’intégrer des clauses de souveraineté numérique dans leurs stratégies de développement.
L’Europe est désormais à la croisée des chemins : soit elle renforce son autonomie technologique, quitte à revoir en profondeur ses politiques industrielles, soit elle accepte de devenir un acteur secondaire dans la course mondiale à l’innovation.
Dans les deux cas, le numérique ne sera plus seulement une question d’économie — mais un enjeu de puissance.